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Les mouches se collaient sur ses seins, s’agglutinaient autour de sa tête. Bourdonnement. Intrusion permanente et irritante. Elle n’arrivait pas à hurler. Les mouches s’entêtaient à pénétrer dans sa bouche et sa gorge.
Elles la piquaient. Grouillaient sur sa poitrine et son visage et la harcelaient.
Elle ne cessait de s’essuyer, chassant des poignées de noir collant, frémissant sous les piqûres auxquelles étaient soumises ses jambes, sous l’interminable et insupportable démangeaison qui se déplaçait sur sa peau nue.
Stavver tira sur les rênes et mit le frein.
– Leyta. Tu ne peux… (À l’aide d’un chiffon, il chassa les mouches pour un instant et contempla son visage gonflé et défiguré.) Qu’est-ce qui t’arrive ?
Elle était recroquevillée sur le siège, les bras serrés sur ses seins, fixant d’un air morne les chevaux placides. Leur immobilité sembla transpercer la brume qui enveloppait son cerveau. Elle releva brusquement la tête.
– Qu’est-ce qu’on fait, arrêtés ici ? Repars ! Maissa. Il faut la rattraper.
– Aleytys ! (Il la secoua, rouge de colère, puis laissa retomber ses mains devant le regard à demi fou de ses yeux injectés de sang.) Il faudrait quand même te protéger davantage, marmonna-t-il.
Il pénétra dans la caravane. Le tiroir abandonné de Sharl était resté ouvert ; la poussière s’y était accumulée dans les plis de la flanelle. Il marmonna un juron, referma brutalement le tiroir et prit un couvre-pied.
Il évita l’éclat de son regard et plaça la couverture sur ses épaules.
– Enveloppe-toi là-dedans. Ce sera toujours ça de gagné.
Elle hocha la tête d’un air affligé.
– Miks…
– Patience, mégère !
Il desserra le frein et fit claquer les rênes. Avec une lenteur maladroite, elle se pelotonna dans la couverture tout en continuant de chasser des mouches inexistantes et en fixant la route avec une désespérante angoisse.
– Aleytys. (Il jeta un regard irrité aux chevaux, puis se tourna vers elle.) Tu veux récupérer ton fils ?
Elle haleta et se recroquevilla sous le couvre-pied.
– Si tu craques, ma vieille, continua-t-il d’une voix aiguisée par la cruauté, si tu craques, tu ne le récupéreras jamais. Tu crois que je passerai mon temps à courir derrière un mioche qui n’est même pas à moi ? (Il coinça les rênes sous sa jambe et lui prit le menton.) À toi de choisir, Aleytys. À toi.
Elle soupira et sembla s’effriter.
– Je… (Elle cligna les yeux, la tête baissée, et soupira encore.) Je t’en prie, Miks, laisse-moi. Je suis accrochée… accrochée par les ongles.
Il se carra sur son siège et reprit ses rênes.
– Jamais je n’aurais cru ma sorcière capable de déblatérer à ce point.
– Ai-je été si arrogante ? (Elle émit un triste petit bruit de gorge. Le vent souffla dans ses cheveux et sembla quelque peu chasser la brume dans sa tête.) Je me rappelle m’être vantée de ce que j’ai enduré. (Elle se laissa aller en arrière, se détendant un peu tandis que les chevaux peinaient pour couvrir kilomètre après kilomètre.) T’ai-je dit que j’étais censée jeter un sort sur Karkys ?
– Tu penses ! fit-il, écœuré.
– Je t’ai dit… non, que Karsk… (Elle secoua la tête.) Ahai, je me désagrège comme du papier mouillé.
– Je ne vois pas pourquoi tu fais tant de foin pour une pareille bêtise. Pourquoi ne pas simplement maudire ce lieu ? Tu ne t’imagines tout de même pas qu’il s’agit d’autre chose que d’absurdes superstitions, non ? Et, de toute façon, ce ne sont pas des gens de ta famille.
Son regard quitta la route pour se poser sur le visage froid et cynique de Stavver.
– Ce sont des gens, Miks. Je me suis fait des amis.
– Qui valent ces souffrances ?
Elle frissonna devant la dureté de sa voix. C’était là le côté de Stavver qu’elle préférait ne pas voir.
– Oui, dit-elle paisiblement. Je crois qu’ils valent ces souffrances. (Elle se frotta le visage.) On dirait qu’il y a un peu moins de mouches.
– Les élémentaires sont peut-être allés se faire foutre ailleurs, lâcha-t-il méchamment avec une émotion qui les surprit tous deux.
Elle gloussa avec une joie authentique.
– Qu’y a-t-il de si drôle ?
– Ce que tu viens de dire. Je doute qu’ils puissent le faire.
– Hunh ! (Il eut un sourire esquissé.)
Aleytys éclata de rire puis laissa se perdre ce son. Elle examina le terrain rocheux qui les entourait. Les diables des sables virevoltaient entre les roches tourmentées par les vents, transformées en cheminées pointues ou en blocs cubiques.
– Il nous a fallu une demi-journée pour arriver jusqu’ici. (Un gémissement rauque flotta jusqu’à eux, suivi d’un autre. Elle frissonna.) Un chat des roches.
– Encore loin. Tu penses qu’ils viennent par ici ?
Stavver enroula les rênes autour de ses poignets afin de maintenir les chevaux sur la route pleine d’ornières.
– Je ne sais pas. Dès qu’on les entend, ils sont trop près.
Elle ferma les yeux et calma mentalement les chevaux apeurés.
– Retour à la normale ! lâcha Stavver, haussant un sourcil sardonique et détournant les yeux de l’équipage.
– Non.
Elle ferma les yeux, puis les recouvrit de la paume des mains, pour voir apparaître une lumière rouge clignotant devant ses paupières.
Le chat des roches miaula derechef.
– Tu penses que tu pourrais en arrêter toute une meute ?
– Je ne sais pas. (Ses mains redescendirent sur son visage gonflé et douloureux.) Merci.
– De quoi ? (Les-chevaux recommençaient à s’agiter, les oreilles s’abaissaient.) Calme-les encore, veux-tu ?
Elle s’exécuta puis répondit à sa question.
– Pour m’avoir arrachée à ce piège mental. Ils l’avaient préparé et je suis tombée en plein dedans. (Elle soupira et s’essuya le visage pour chasser deux ou trois mouches, qu’elle regarda se perdre dans le nuage de poussière soulevé par les sabots des chevaux. Au bout d’un instant, elle reprit :) – Je les ai laissés utiliser mes craintes et ma faiblesse physique pour me réduire à néant. Miks…
Il parcourait du regard les anfractuosités des roches, se demandant si une embuscade n’allait pas leur être tendue.
– Qu’y a-t-il ?
– Tu voulais savoir si mes préoccupations en faveur des Lamarchiens valaient toutes les souffrances que j’ai subies. Et toi ? (La couverture retomba et elle posa les mains à plat sur ses cuisses.) Si tu me jetais à bas du chariot, tu t’épargnerais bien des ennuis.
– Ne me tente pas. (Puis il éclata de rire, amère sonorité qui la surprit.) Si c’était aussi simple… (D’un geste nerveux, il prit le chiffon, avec lequel il essuya la poussière collée sur son visage.) Aleytys… Aleytys. Tu ne voudrais pas me lâcher.
– Moi ? (Elle se rembrunit.) Tu m’as déjà marmonné des trucs comme ça.
– Sans nul doute.
– Suis-je si ensorcelante ? Hah ! Je ne suis pas bête. Miks.
Il resta à ruminer en silence en oubliant de surveiller le paysage, jusqu’à ce qu’un chat des roches hurle parmi les cheminées. Il se dressa brutalement.
– Ils se rapprochent. C’est sûr, maintenant.
Aleytys tira sur quelques cheveux et regarda en direction des roches cachées par la poussière.
– Les Lakoe-heai, chuchota-t-elle en s’essuyant le visage.
– Eh bien ?
– Je ne sais pas. Peut-être nous sauteront-ils dessus parmi les pierres, peut-être attendront-ils qu’on campe. Ainsi, je ne veux pas te lâcher ?
– Tu ignores que c’est ce que tu fais. Un autre de tes talents. Quand tu as besoin d’un homme, tu le lies à toi.
– J’espère que non, fit-elle en frissonnant.
– Espère toujours. (Il haussa les épaules, la bouche tordue vers le bas en un déplaisant rictus.)
– Je ne te crois pas.
– Et alors ? Ça change quelque chose ? Tant que tu auras besoin de moi, je serai accroché à toi.
– Je refuse de te croire. Tu cherches simplement des excuses.
– Pourquoi ? Qu’est-ce que je tire de tout ça, moi ?
– Pas moi. Je ne vaux… Je représente une commodité pour toi. Les poaku. Et Maissa. Exact ?
– Si c’est ce que tu désires croire.
Il haussa les épaules et ne la laissa pas poursuivre.
Ils cheminaient parmi les roches en suivant les méandres de la route. Ils semblaient voyager au centre d’un tourbillon de poussière. Des mouches revinrent à l’assaut et Aleytys se pelotonna d’un air morose sous sa couverture en essayant de les chasser d’un mouvement mécanique. La chaleur, le bercement craquant de la caravane, le martèlement régulier des sabots s’unirent à son anxiété maladive à l’égard de son fils, pour la replonger dans une léthargie où l’espoir était un concept aussi glace qu’un lointain soleil.
– Leyta ! (Sourde et lointaine, la voix de Stavver perça la brume.)
Elle le regarda en essuyant les mouches sur sa bouche.
– Quoi ?
– Passe derrière. Va dormir un peu !
– Je ne peux pas.
– Tu es déjà à moitié assoupie.
– Non…
– Aleytys !
– Je n’ose pas. Je rêverais…
Il arrêta les chevaux et mit le frein pour empêcher la caravane de rouler toute seule le long de la légère pente.
– Va derrière. Je repartirai quand tu seras couchée.
– Non…
Au-dessus de leur tête, le tonnerre gronda en un rire moqueur dans un ciel sans nuage où les rais de couleurs pastel visibles à travers les volutes de poussière se tordaient en nodosités lentement changeantes. Aleytys frémit.
– Leyta. (Il attacha les rênes au taquet tandis que son regard continuait de scruter les corniches dominant la piste. Il se leva.) Lee, tu as une apparence affreuse. Ces foutues mouches. Je t’avertis, ma vieille, si tu n’obéis pas, je te porte derrière.
– Je n’ose pas dormir.
– Les chats des roches restent à l’écart. Je te réveillerai s’ils se rapprochent trop.
– Ce n’est pas ça. (Elle se toucha le visage avec des doigts tremblants.) Tu as raison, je dois avoir l’air écœurant.
– Pas du tout, ma chérie.
– C’est les cauchemars, Miks. J’ai peur. J’ai blessé trop de monde. Les visages des défunts… trop de morts… à cause de moi… à cause de moi…
– Aleytys ! (Il la releva, les rides de son visage tirées en une trame de dégoût.) Jérémiades que tout cela ! Guérisseuse, guéris-toi. Qu’est-ce que tu essaies de faire, te punir d’une culpabilité imaginaire ?
Elle tenta d’échapper à son étreinte.
– Va te faire voir !
Il la gifla sèchement.
– Arrête, Lee. (Sa voix était froide, exigeante, martelante.) Foutue petite masochiste. À cause de toi ? Qu’est-ce qui te rend si foutument égoïste ? Si foutument égocentrique ? Laisse-nous un peu de notre virilité. Nous ne sommes pas des produits de ton imagination maladive ! Nous avons le droit de commettre des erreurs, de prendre des décisions. De quel droit nous enlèves-tu cela ? Culpabilité ? Peuh !
Elle s’écroula faiblement contre lui. Il la souleva et la fit passer par-dessus le siège.
– Reprends – toi, Aleytys. Passe-moi ce couvre-pied. Cette satanée tempête de sable m’arrache la peau.
L’intérieur de la caravane était étouffant, l’air brûlant sans vie. Aleytys regagna à tâtons une couchette et s’appuya contre elle. Son corps était douloureux et son esprit sombrait lentement dans d’écumantes lames de fatigue. Qu’il aurait été bon de s’allonger… de s’allonger et dormir… dormir… Ses doigts coururent sur la surface rugueuse et elle se laissa aller, ses cheveux sales pleins de sueur lui tombant sur le visage. Dormir… rêver… Non… pourquoi ne pas… parce que j’ai ça en moi, a dit Miks. Les visages défilèrent dans son esprit. Vajd… les yeux chassés de son visage, exilé… Zavar, pauvre petite exilée… Tarnsian… mort… Raqat… morte… les neuf nomades, morts… NON ! Elle se redressa et rejeta ses cheveux en arrière.
– Non ! Miks a raison. Il est stupide de se punir soi-même.
Elle prit la couverture et revint sur le banc.
– Je croyais que tu allais dormir.
– Plus tard, Miks. Je t’en prie. (Elle étendit la main, paume vers le haut.) Je n’ai pas réussi à m’endormir. Réellement. Je sais que tu as raison à propos de ma bêtise.
– C’est déjà quelque chose. Tiens. (Il lui tendit les rênes et s’enveloppa le torse dans la couverture.) Ça ira mieux. Rends-les-moi, Lee, et soigne-toi le visage. (Il gloussa.) Je préfère ton visage quand il n’est pas décoré de piqûres de mouches.
Un peu plus tard, Aleytys levait d’un air peu assuré les yeux sur le ciel. Le rougeoiement du soleil était derrière eux et projetait des ombres allongées sur les roches en avant. Les essaims de bactéries aériennes commençaient à s’agglomérer en bandes formant de faux nuages d’orage, dénudant d’étroites étendues de ciel bleu le long de l’orient.
– Combien de temps encore ?
– Encore une heure.
La route passant entre deux colosses de pierre bleu gris rayés de rouille, il redressa le dos et examina les pentes verticales.
– Ça fait un bout de temps qu’on n’entend plus de chats des roches.
Aleytys ferma les yeux et chercha. Des pensées écarlates de soif de sang rôdaient en cercles. Elle perçut une attente.
– Ils ne sont pas encore prêts à attaquer.
– Ils nous suivront hors de la région des roches ?
– D’eux-mêmes, j’en doute. Les prédateurs sont plus sensés.
– Inutile donc de s’inquiéter une fois qu’on aura dépassé ça, dit-il en désignant sur la ligne d’horizon bleu pâle une paire de cheminées semblables à deux points.
– Non. Ils nous suivront. Ils attaqueront probablement à la nuit.
– Charmant. Tu penses pouvoir les contrôler ?
– Je n’y compterais pas trop.
– Hmm. Je pourrais toucher un cheval immobile avec l’une de ces arbalètes que Kale a fourrées sous le siège. Et toi ?
– Un boulot d’homme, Miks. Du moins chez les miens. On n’est pas aussi prévenu contre les femmes que sur ce monde. Néanmoins…
– Erreur de prévision, Leyta. (Il gloussa.) Tu aurais du apprendre à tirer.
– Leçon de l’expérience.
– Il ne te reste plus qu’à imaginer autre chose, ma chérie.
– Ne t’en fais pas. Ça y est.
– Je n’apprécie guère l’idée de donner de l’exercice à un tas de mâchoires. Autant que l’idée soit bonne.
– Je suppose que le diadème sait manier une arbalète. Il semble doué pour ce genre de chose. (Elle se tapota la tempe et fit la moue quand le léger tintement répondit à l’attouchement.)
– Si tuer ces appétits ambulants te dérange à ce point, pourquoi ne pas simplement les chasser mentalement ? J’ai déjà vu ce que tu sais faire avec les animaux, continua-t-il en désignant de la tête les chevaux.
– Ordinairement… (Aleytys s’agita sur son siège, mal à l’aise.) Miks…
– Quoi ?
– Maissa ne fera pas de mal à Sharl, n’est-ce pas ?
– Je ne sais pas. (Il secoua les épaules avec irritation, dérangé par cette préoccupation permanente pour le bébé.) N’y pense plus, veux-tu ?
– Pourquoi l’a-t-elle pris, Miks ?
– Comment diable le saurais-je ? Regarde. (Il désigna l’orient.)
– Où ?
– Là. Tu vois cette verdure ?
– Je me rappelle, maintenant. On a campé là-bas. Tu veux t’y arrêter ?
– Il reste encore un peu de jour. Autant en profiter.
Ils entendirent hurler derrière eux les chats des roches lorsqu’ils franchirent la porte marquée par les immenses piliers.
– Combien y en a-t-il ?
Aleytys essuya la poussière qui recouvrait son visage. Les mouches étaient reparties, comme si les Lakoe-heai avaient reconnu la vanité de leurs efforts devant la guérison répétée du visage d’Aleytys, guérison ayant en fait servi de stimulus l’arrachant à sa léthargie.
– Cinq, répondit-elle lentement.
– Tous aussi gros que l’horreur rouge aperçue à l’aller ?
– Difficile de déterminer la taille. Ils ont tous faim.
– Oh, charmant !
L’herbe éparse s’épaissit et prit un vert plus sombre tandis que l’air perdait une partie de sa faim pour l’eau dont était constitué leur corps. Lorsque le soleil ne fut plus qu’un point rouge cuivré à l’horizon, Stavver écarta la caravane de la piste.
– L’endroit en vaut un autre. De l’eau et du bois. Et un ruisseau en contrebas.
Elle lui jeta un coup d’œil.
– Tu veux faire des feux ? (Il hocha la tête et demanda :) – À quelle distance sont les chats ?
– Ils ont environ une heure d’avance sur nous. L’herbe ne leur plaît pas.
– On dirait que tu en éprouves du regret ?
– Ils n’ont pas envie de venir ici.
– Hah ! Je suis d’accord avec eux. Pourquoi ne retournent-ils pas chez eux ? (Il descendit du siège et tendit les mains pour lui permettre de le rejoindre.)
– Je t’ai dit de me jeter à bas du chariot ! (Elle descendit entre ses bras.) Le jour n’en a plus pour longtemps. Nous ferions bien d’aller chercher le bois.
– Attends une minute. (Il tendit le bras et sortit une arbalète de sous le banc.) Si on prenait ceci ?
– Que veux-tu que j’en fasse ?
Elle s’éloigna, les épaules tombantes, les pieds trébuchant parce que ses jambes étaient trop lasses pour le soulever au-dessus des touffes d’herbes. Il jeta l’arbalète sur le siège et la suivit.
Plus tard, Aleytys tira la lourde branche dans le campement et la laissa tomber à côté de l’empilement, puis s’épousseta les mains et redressa son dos douloureux.
– Tu penses que ça suffit ?
Il jeta sa charge à côté.
– Il vaudrait mieux.
– Si tu prépares les feux, moi je vais aller abreuver les chevaux au ruisseau. Conclu ?
– Conclu.
À son retour, il lâcha la hachette et se frotta le dos.
– Comment ça se présente ?
Elle ferma les yeux.
– Le cercle se resserre.
– Et…
Elle s’agita avec irritation.
– Comment le saurais-je ? Ils ne sont pas encore prêts à attaquer. C’est tout.
– Va t’asseoir sur le banc pendant que j’allume les feux.
– Le feu ne les arrêtera pas.
– Ils n’en ont pas peur ?
– Ils en ont peur. Mais il ne les écartera pas longtemps.
Il releva les yeux du tas de bois.
– Cesse de jouer les Cassandre, Leyta. Ne vois pas toujours le pire.
Elle gémit et se hissa lentement sur le siège du conducteur.
– Qu’est-ce que c’est qu’une Cassandre ?
– Ne me le demande pas. Un terme ancien que j’ai dû trouver quelque part. (Il fronça les sourcils face au bois récalcitrant.) Brûle, merde ! (Il détacha quelques éclats avec son poignard et les jeta allumés.) Ça veut dire quelqu’un qui est constamment pessimiste.
– Mon Dieu ! Un vrai dictionnaire ambulant.
Il leva les yeux et lui adressa un large sourire.
Aleytys se pencha par-dessus le dossier du siège et récupéra la deuxième arbalète. Elle l’appuya contre le dossier de lattis et regarda les feux s’allumer en cercle. Un… deux… trois… quatre… cinq…
Stavver monta à son côté.
– Des carreaux ?
– Hunh ?
– Des flèches. Avec ces engins, on les appelle des carreaux. Ou des traits.
– Dictionnaire !
Il éclata de rire.
– Monte sur le toit. Je te passerai les arbalètes quand j’aurai trouvé les munitions.
– Aide-moi. (Elle s’accrocha aux sculptures tarabiscotées décorant les flancs et le haut de la caravane et monta sur le dossier du siège.) Mes jambes ne répondent presque plus.
Lorsqu’il ressortit du chariot avec deux étuis de carreaux, Aleytys se pencha et lança :
– On ne devrait pas monter un peu de bois pour alimenter les feux ?
– Je croyais t’avoir entendue dire que le feu ne les tiendra pas à l’écart.
– Pendant un certain temps, si. D’ailleurs, il faut qu’on voie clair.
Il lui tendit les boîtes.
– Ils vont bientôt attaquer ?
– Oui. Je sens qu’ils vont trouver le courage d’avancer.
– Alors nous n’aurons plus besoin de bois. (Il se hissa à côté d’elle.) Essaie de les contacter.
– Je ne pense pas que ça marche.
– Essaie.
Aleytys s’étira sur l’estomac et ferma les yeux. Elle respira en mesure, calma ses nerfs palpitants et chercha l’esprit des prédateurs en train de rôder.
Tels des billes de verre, ils échappèrent à son attouchement. Elle tenta de trouver une ouverture, puis dut abandonner.
– Ils sont trop bien protégés, dit-elle paisiblement. Je n’arrive pas à les atteindre.
Il banda l’arbalète et glissa un carreau dans la fente.
– Et le diadème ?
– Je voudrais… (Elle se redressa lentement.) Passe-moi ce truc.
Un félin écarlate pénétra prudemment dans le cercle de lumière et leva les yeux sur eux. À distance respectueuse des feux, les yeux d’ambre ne les quittant pas, le chat chercha un moyen de les atteindre. Aleytys manipulait maladroitement l’arbalète.
– Oh merde ! chuchota-t-elle. Fous le camp, le chat !
Un deuxième animal entra dignement dans la lumière.
Puis un troisième. Et un autre. Et un autre. Cinq chats des roches d’un roux brillant arpentaient impatiemment le cercle.
Le premier s’éloigna, prit son élan et bondit dans l’espace séparant deux feux, puis ressortit de l’autre côté après avoir longé le chariot.
– Ils vont attaquer d’une seconde à l’autre.
– Alors tu ferais bien de mettre en route ta magie.
Il arma la seconde arbalète et s’agenouilla vers l’avant, là où il distinguait les chats en train de tourner.
Aleytys se tendit et ferma les yeux.
– Cavalier, marmonna-t-elle, on a des ennuis. J’espère que tu sais te servir d’une arbalète. Viens, toi qui partages mon corps. Prends-le !
Un frisson la parcourut. Le diadème tinta. Quand commença le rétrécissement temporel, le premier chat se ramassa, franchit les feux à toute allure et bondit. Un tintement plus grave le gela en plein vol.
À côté d’Aleytys, Stavver était paralysé. Son corps se mut avec calme, sûr de soi, souleva l’arbalète et envoya le trait dans le chat en vol. Le sort l’affecta et le ralentit. Le Cavalier avait également mal visé. Le carreau glissa le long du flanc de l’animal et demeura la pointe en l’air à quelques centimètres au-dessus du sol. Le Cavalier mit un deuxième trait en place, visa et tira. Cette fois-ci, le carreau se ficha dans l’œil du chat des roches. Le diadème tinta.
Hurlant de douleur, se tordant dans sa chute, le gros félin rouge griffa la flèche qui dépassait de sa tête. Puis il se raidit, eut un dernier soubresaut et s’étala de tout son long. Mort. Stavver bougea, trop tard pour faire quoi que ce soit.
Deux autres chats arrivèrent vers la caravane en bondissant.
Le diadème tinta et les figea en plein saut. Le corps d’Aleytys agit rapidement en mouvements bien huilés. Une fois, deux fois, l’arme claqua, les traits partirent et se plantèrent avec un bruit sourd dans les yeux topaze. Le diadème tinta.
Les félins churent lourdement, feulèrent, se tordirent, se raidirent et expirèrent dans un bain de sang. Les yeux jaunes s’ouvrirent et se refermèrent. L’influence du diadème quitta rapidement les bras et les jambes d’Aleytys tandis que les deux derniers animaux s’enfuyaient dans la nuit.
Lentement, prudemment, elle posa l’arbalète sur le toit et s’accroupit à côté, se berçant d’avant en arrière sur les genoux. À côté d’elle, elle entendit Stavver crier et se mettre brutalement sur ses pieds. Il scruta les ténèbres une seconde puis revint vers elle.
– Ça va, Leyta ?
– Je ne me sens pas très bien, Miks.
– Réaction. (Il s’installa à côté d’elle.) Viens. (Il la tint contre lui pour réchauffer son corps glacé et arrêter ses tremblements.) Pauvre petite. Mieux vaut que ce soit eux plutôt que toi. Ou moi. (Il gloussa.) Ou moi.
– Quel gaspillage ! Quel fichu gaspillage !
– Ce sont des prédateurs, Lee. Nés pour mener une vie dangereuse et brève.
– Je sais. Mais pourquoi moi ?
– Il te faut une réponse ?
– Non. Fichtre non. (Elle se libéra.) Je ne cesse de te remercier, Miks. Une fois encore.
Il haussa les épaules.
– Tu n’en as eu que trois. Où sont passés les autres ?
Elle se redressa, saisit une sculpture et se remit sur le siège. La voix affaiblie par cet effort, elle répondit :
– Partis. Ils ne reviendront pas.
Il la rejoignit.
– D’autres petites surprises ?
– Pas pour l’instant.
Il descendit sur le sol et alla examiner les félins abattus.
– Dans l’œil. Tous les trois. Leyta.
– Quoi ?
– On dirait que le diadème est un maître ès armes. Commode…
Il se saisit d’une patte de derrière et tira le chat dans l’obscurité. Aleytys resta à le regarder, les larmes montant à ses yeux.
Il revint en chercher un autre.
– Et les chevaux ?
– Je ne sais pas.
– Tu ne ferais pas bien d’y aller voir ? On en a besoin, tu sais. À moins que tu ne penses pouvoir rattraper Maissa à pied.
Elle retrouva les chevaux dans un état d’excitation fébrile. L’un d’eux avait failli s’étrangler avec ses entraves. Elle les calma, les soigna, les détacha ; cela lui permit de retrouver elle-même son équilibre. Elle les caressa affectueusement.
– Leyta !
– J’arrive.
Elle revint vers la caravane et vit que Stavver avait éteint tous les feux, sauf celui qui se trouvait devant le chariot afin d’y faire cuire leur repas du soir.
– Les chevaux ?
– Effrayés. Mais désormais rassurés.
– C’est utile d’avoir près de soi un machin comme toi. (Il versa l’eau dans le seau, se mouilla les mains et le visage et les essuya avec un chiffon.)
– Machin !
– N’a-t-on pas déjà eu cette conversation ?
– Probablement. (Elle renifla ses mains.) J’exhale l’odeur d’un cheval.
– Pourquoi pas un bain ? L’eau n’est pas trop froide.
– Tu me connais trop bien. Viens-tu avec moi ?
– Pourquoi pas ? (Son bras retomba sur l’épaule de Leyta.) Pendant que nous n’avons plus de visiteurs.
Elle s’appuya contre lui.
– Les deux autres sont repartis chez eux. Miks, fit-elle après un bâillement.
– Quoi ?
– Cette nuit, tiens-moi contre toi. Fais comme si j’étais une fille ordinaire que tu aurais peut-être trouvée dans une Rue des Étoiles et qui t’aurait suivi parce qu’elle était fascinée par les astres.